THE DEPARTMENT OF TRUTH, SUR LE FIL DE LA VÉRITÉ
Petite chronique autour de The Department of Truth, le chef d’oeuvre de James Tynion Iv et Martin Simmonds
⭐⭐⭐ INCONTOURNABLE ⭐⭐⭐
⭐⭐⭐ COUP DE CŒUR DE LA RÉDACTION ⭐⭐⭐
Le 6 janvier 2021, des milliers d’émeutiers d’extrême droite tentent de prendre d’assaut le Capitole, symbole du pouvoir législatif fédéral américain, afin de contester les résultats des dernières élections présidentielles.
Cet évènement historique n’est finalement que le fruit d’une longue campagne de désinformation menée par le président sortant, Donald Trump, qui refuse catégoriquement depuis deux mois de reconnaître sa défaite dans les urnes face à Joe Biden, le nouveau président élu, et partage massivement sur les réseaux sociaux de nombreux messages accusant le camp démocrate de fraude électorale massive.
Cette fin de mandat n’est d’ailleurs pas si surprenante quand on se souvient du climat de défiance alimenté par le républicain, notamment envers les médias ; lui qui n’aura eu de cesse de cataloguer en fake news, toute information qui n’allait pas dans le sens de son agenda politique. Pire encore, le prétendant au poste suprême aura, à plusieurs reprises, fait écho à des théories farfelues liées au cercle complotiste d’extrême droite QAnon, comme celle du Pizzagate, afin de diffamer l’opposition, associant ouvertement le camp démocrate à un groupuscule pédo-sataniste au service d’une organisation secrète, l’État profond. Petit à petit, Trump aura érigé une présidence fondée sur le mensonge d’état et substitué aux vérités tangibles une succession de faits alternatifs.
La suite, on la connait : l’insurrection populaire est contenue puis avortée, certains de ses membres sont arrêtés par les forces de l’ordre, Trump, banni de Twitter, reconnait sa défaite le 7 janvier et finalement, Joe Biden est officiellement investi, le 20 janvier, comme le 46ème président des États Unis d’Amérique. Mais c’est trop tard, le mal est fait. Plus que jamais, l’Amérique est devenue le symbole d’un monde occidental noyé par un flux surabondant d’informations, intoxiqué par une prolifération de faits alternatifs colportés en abondance par les réseaux sociaux.
« Any negative polls are fake news » Donald Trump, Tweet du 6 février 2017
Le putsch du Capitole n’en est pas le seul stigmate. La paranoïa et la désinformation sur des sujets tels que le covid et de ses vaccins, la négation du réchauffement climatique, ou encore la guerre menée par Vladimir Poutine contre une nation ukrainienne nazie fantasmée n’en sont que les parties émergentes de l’iceberg.
Alors oui, la déformation des faits n’est pas une chose nouvelle. Les mensonges d’état et les spéculations ne datent pas d’hier, mais il semble désormais incontestable qu’internet et la débauche de données que le réseau draine, couplé à l’isolement intellectuel des bulles de filtres des réseaux sociaux, aux cercles d’influence et à la précaire économie de la presse, ont accéléré le processus et changé définitivement notre rapport à l’information et à la véracité. Plus que jamais, il devient impossible de trier et de vérifier l’entièreté des prétendues informations auquel nous sommes constamment exposés, à un moment où le raffinement et l’accessibilité des moyens de communications et d’outils comme les logiciels de deepfake ou de génération d’images par AI semblent au contraire en faciliter la manipulation.
La réalité grouille de faits alternatifs et de conspirations et nous y sommes tous confrontés, vous comme moi. C’est d’autant plus terrifiant à l’heure où l’objectiviste Elon Musk annonce, une semaine après son rachat de Twitter, donner la certification à tous les utilisateurs qui souscriront à un abonnement mensuel payant de 8$, permettant ainsi de mettre en valeur leurs contenus aux détriment de celui des autres. L’avenir s’annonce sombre et le risque d’un raz de marée de désinformation inéluctable. Les conséquences se font déjà ressentir puisque l’usurpation d’identité de certains comptes certifiés a déjà eu des conséquences gigantesques sur la réalité, comme en témoigne la récente affaire Eli Lilly.
Très inquiétant, la véracité des faits semble actuellement moins recherchée que la validation personnelle en ce que l’on croit ou ce que l’on veut croire.
« La réalité, c’est ce qui ne disparait pas quand on arrête d’y croire. » P. K. Dick
Cette interrogation sur la place croissante des post-vérités dans nos vies est donc le thème central abordé par James Tynion IV, une des nouvelles figures de proue, avec Ram-V, de la scène comics indé et si la sortie du premier numéro de The Department of Truth date de septembre 2020, il est clair que l’auteur veut déjà dresser le bilan de la présidence Trump et de la place occupée par l’information dans le monde occidental.
L’histoire qui nous est racontée est celle de Cole, agent et enseignant au FBI, fasciné par les réseaux complotistes et leurs mécaniques, et son intégration au Département de la vérité, un bureau d’investigation occulte dont le but est d’enrayer l’émergence de théories du complot avant que celles-ci n’amassent suffisamment de croyance et d’influence pour devenir réelles à leurs tours. Accompagné d’autres barbouzes, il sera ainsi amené à enquêter sur une organisation parallèle, Black Hat et remettra en cause son rapport personnel à la notion même de réalité, à son enfance et au bien fondé du Département lui même.
Si l’ambiance et les rapports entre les personnages rappellent forcément un peu la série The X Files, l’auteur à succès de Something is Killing the Children s’en saisit autant pour questionner l’impact du complotisme que de son origine et de ses acteurs, manipulateurs comme victimes. C’est d’ailleurs ici une des véritables forces du récit, le scénariste apportant un regard humain et bienveillant sur les proies de la désinformation, ne sombrant jamais dans un jugement avilissant ou classiste. Je pense tout particulièrement aux très émouvants arcs de la tuerie scolaire du tome 1 ou à celui de Bigfoot du tome 2 : les prisonniers du complot sont des humains avant tout. Dans le documentaire The Mindscape of Alan Moore, l’auteur anglais formule l’idée que les théories du complot prennent racines dans la forme de réconfort qu’elles apportent à leurs victimes car la nature chaotique du monde devient moins effrayante si l’on s’imagine que quelque entité en détient le contrôle. Il semble que ce soit aussi l’un des angles défendus par James Tynion IV.
« Il existe une société secrète avec des ramifications dans le monde entier, qui complote pour répandre la rumeur qu’il existe un complot universel. » Umberto Eco
Comme dit précédemment, cette volonté de déconstruire le processus complet s’accompagne aussi d’un portrait allégorique de ceux qui manipulent ouvertement l’Histoire afin de faire avancer leurs échiquiers politiques. Il y aurait beaucoup à dire autour des personnages, des convictions et des méthodes respectives de Lee et de Hawk, les deux « mentors » de Cole, tous deux facettes d’une même Amérique dysfonctionnelle. Ce n’est pas un hasard si Tynion IV date l’origine de cette fracture avec l’assassinat de JFK, une des premières véritables matrices du complotisme contemporain.
Si l’écriture est brillante, le dessin n’est pas en reste. On y retrouve l’illustrateur anglais Martin Simmonds, digne héritier de l’école de Barron Storey, siégeant aux cotés de Dave McKean ou plus encore de Bill Sienkiewicz, dont le style expressionniste et protéiforme souligne parfaitement le ton du récit.
Ainsi, à grand renfort de griffures et de collages, Simmonds transcende ses planches peintes, pleines de symbolisme afin d’y apporter une ambiance, tantôt teintée de mystère, d’horreur, d’innocence ou de paranoïa, s’éloignant ainsi des codes graphiques communément rattachés aux comics pour lorgner sur une approche plus complexe, plus nuancée et plus mature, là aussi en osmose avec le propos de la série. Avec son style un peu désuet, organique et résolument tourné vers l’artistique, Simmonds démontre qu’il est un des futurs grands noms de la profession.
Enfin, véritable consécration, la série a été par de multiples fois nommée, particulièrement aux Eisner Award, et contribua même à auréoler son écrivain, invité du prochain festival international de la BD d’Angoulême, du prestigieux trophée du meilleur scénariste, deux années de suite, en 2021 et 2022 pour l’ensemble de son travail.
Relevant au final plus de la chronique allégorique que de la fiction high-concept, Department of Truth apporte une observation toute en nuance de notre histoire contemporaine et ne cède jamais à la facilité. Riche en sous-texte, la série ne se refuse pas non plus le droit d’être didactique, étrange ou émouvante, sans jamais prendre ses personnages et plus important encore, son lecteur pour un idiot.
Deux tomes sont actuellement sortis chez Urban Comics et le troisième est prévu pour le 27 janvier prochain.
Une oeuvre essentielle, résolument ancrée dans le temps présent.