BILLIONAIRE ISLAND, LA CRITIQUE
Billionaire Island ou la théorie du Russellment…
⭐⭐⭐ album chaudement recommandé ⭐⭐⭐
Quand Mark Russell signe Prez pour DC COMICS en 2015, personne n’imagine encore que cet album préfigure avec deux ans d’avance de l’élection de Donald Trump et que, sous le regard acerbe du satiriste, à peine dissimulée derrière une légère pellicule de surréalisme, se dresse un constat très critique du cirque politique qu’est devenu la machine électorale américaine, pervertie par son overdose de marketing, par ses lobbies conservateurs et surtout par l’anéantissement du débat et de manière globale de toute démarche intellectuelle vis à vis de la chose politique.
Avec Prez, Russell se hisse immédiatement au rang d’auteur visionnaire, comme Waren Ellis avec Transmetropolitan en son temps, développant au fil de ses albums, un style qui aime à caricaturer l’absurde d’aujourd’hui afin de mieux anticiper la bêtise de demain.
À la question de ce talent de clairvoyance, Russel botte d’ailleurs en touche et déclarait en 2015 en interview pour dcplanet « Je ne pense pas être un visionnaire. Je pense que je suis un satiriste qui est constamment rattrapé par la réalité. »
Après notamment les parutions en France d’un album sur l’instrumentalisation fanatique du discours religieux (Le Retour du messie, Delcourt, 2021) et d’un autre sur l’inaction des pouvoirs publics vis à vis des menaces de demain (Fantastic Four : L’Histoire d’une vie, Panini, 2022), Russel se retrouve à nouveau face à cette course contre la montre entre la réalité et la fiction…
Retour vers le présent
En effet, si Billionaire Island ne sort dans nos contrées que cette année, rappelons que sa rédaction date elle de 2020, dans un contexte des plus anxiogènes, à la jointure de crises géopolitiques, économiques, sanitaires et environnementales sans précédents, crises à ce jour toujours irrésolues dont les enjeux sont plus que jamais majeurs pour le monde de demain.
Accompagné de l’anglais Steve Pugh (Harley Quinn Breaking Glass) au dessin, Russell décide donc une nouvelle fois de pousser légèrement les potars et de revenir sur ces 1% d’ultra-riches qui, en 2044 et face à l’effondrement, ont renoncé à l’idée du vivre ensemble et, au lieu de profiter de leur pouvoir hégémonique pour trouver des solutions sur le long terme, résident désormais en autarcie sur une île privée et ultra sécurisée : Freedom Unlimited.
Véritable rêve humide de tout bon objectiviste (ça existe ?), cette dystopie sans aucune réelle limite morale, régie que par les lois du marché et de l’argent, sera pourtant le théâtre de deux destins croisés, Trent et Shelly, en quête l’un de vengeance et l’autre de vérité.
Comme pour Fantastic Four : L’Histoire d’une vie, Billionaire Island permet à Russell de se pencher une nouvelle fois sur ce sentiment de fin du monde et sur la peur qu’elle inspire à tous, principalement aux puissants et il est proprement terrifiant de voir à quel point notre réalité semble parfois rattraper la fiction et qu’entre anticipation et chronique, la limite est parfois ténue.
Un final qui a du chien
On regrettera peut-être que son écriture un brin bordélique privilégie un peu la succession de scènettes au point d’en délaisser ses personnages principaux, plus allégories qu’incarnations, et leurs intrigues respectives mais elle n’en demeure pas moins une satire sincère du modèle capitaliste qui réussi même à se payer le luxe lors de sa conclusion de jouer, sur le ton de la farce, un dénouement surprenamment optimiste.
Sans atteindre le génie d’un Prez avec l’attachement que l’on pouvait ressentir vis à vis de son personnage principal ou la colère froide et jubilatoire d’un Renato Jones de Kaare Andrews, Billionaire Island reste malgré tout un des albums forts de cette rentrée, déroulant un propos lucide et nécéssaire sur l’abandon d’une certaine forme de responsabilité des puissants et si l’album n’est pas parfait dans son déroulé, sa sincérité atténue ses imperfections. Russell n’en a d’ailleurs pas terminé avec l’univers de Freedom Unlimited et a annoncé travailler sur une suite...